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Le général-comte de Nissac avait repris le commandement de ses batteries d’artillerie sans pour l’instant les aller visiter car une mauvaise nouvelle arrivait : Orléans venait de tomber aux mains de la Fronde. Le chute de la puissante ville était due à l’action rapide de Marie-Louise de Montpensier, fille de Gaston d’Orléans, dont on disait qu’elle était la seule Frondeuse qui fût laide, ce qui ne paraissait point tout à fait faux à voir son très grand nez et son menton fuyant. D’autres ajoutaient qu’elle serait demi-folle à quoi certains répondaient aussitôt : « Pourquoi seulement à demi ? »

Quoi qu’il en fût, la « Grande Mademoiselle », fille de Monsieur, n’avait point froid aux yeux. Avec son détachement féminin, formé de grandes et jolies dames de la noblesse, et aidée de complicités en la ville, elle venait de faire basculer Orléans en l’escarcelle de la Fronde.

Toutefois, la perte de cette place de premier plan sur la Loire n’affecta point grandement le roi qui décida de contourner la ville en passant par Gien.

Nissac, présent au Conseil, objecta cependant que Beaufort et l’avant-garde frondeuse réagiraient sans doute en s’emparant du pont de Jargeau depuis la rive droite afin d’interdire le passage à l’armée royale.

Le jeune Louis XIV estimait Nissac pour sa fidélité sans faille car Turenne, bien que repentant et ayant agi par amour, avait trahi une fois. En outre, le général de Nissac ignorait la défaite, ce qui en faisait un général d’exception. À cela s’ajoutaient l’amitié profonde que lui vouait Mazarin et le grand prestige que l’action des Foulards Rouges avait apporté à la couronne. Enfin, le très jeune monarque éprouvait grande séduction pour la manière toute nouvelle dont le comte de Nissac usait de l’artillerie, lui donnant mouvement rapide et forte concentration de pièces.

— Que proposez-vous, mon cher Nissac ?

Les grands seigneurs présents eurent pincements des lèvres pour les plus courageux, grimaces intérieures pour les autres, car le « cher » constituait chose rare en la bouche de Louis XIV et eux-mêmes ne se trouvaient point si bien traités. Mais, par ailleurs, tous estimaient Nissac et plus encore ils appréciaient hautement son manque d’ambition personnelle et son peu d’assiduité à la Cour qui n’en faisaient point un rival.

Nissac observa un instant la carte et son doigt pianota sur le pont de Jargeau.

— Majesté, c’est sur ce pont que tout va se décider. Mes canons doivent partir à l’instant en même temps qu’une petite troupe d’élite qui, arrivant avant Beaufort, se barricadera en attendant l’avant-garde de l’armée royale.

Le roi leva les yeux de la carte et observa le comte de Nissac, qui ne pouvait arracher son regard du pont de Jargeau figuré d’une plume fine. À voir ce guerrier grisonnant, général exceptionnel et chef des légendaires Foulards Rouges, une grande confiance lui venait en même temps qu’un sentiment de fierté à être roi de tels sujets.

Louis XIV dit brièvement :

— Qu’il en soit ainsi.

La séance levée, et comme les gentilshommes se retiraient, le roi retint un instant Nissac :

— Cher comte, je n’ai point oublié cette nuit où je dus fuir Paris avec ma mère la reine et le cardinal.

— Moi non plus, Sire.

— Vous chevauchiez à hauteur de notre carrosse et, vous voyant, je n’éprouvais point de crainte.

— Sire, que puis-je vous dire ? La chose était naturelle, là se trouvait ma place.

— Naturelle… Point pour les Frondeurs !

Nissac eut un geste qui lui échappa en partie :

— Ceux-là, Sire… Vaincus, humiliés, excusez ma franchise : ils ne furent point châtiés mais récompensés. Quoi d’étonnant qu’ils recommencent ?

Louis XIV hocha la tête. À presque quinze ans, il parvenait à se forger des hommes une idée assez juste :

— C’est le seul défaut du cardinal, par ailleurs homme de très grand mérite, qu’il imagine qu’en distribuant l’or, on s’attache des fidélités. C’est parfois vrai, pas toujours. Sur ce point, Richelieu fut plus strict. Mais le cardinal Mazarin m’a appris bien des choses de grande justesse et il ne cesse de m’étonner. Au reste, soyez assuré que, cette fois, les Frondeurs seront durement punis… Si Dieu veut que nous l’emportions.

Louis XIV se tut un instant puis levant tout soudainement un regard joyeux vers Nissac :

— On me dit que monsieur de Bois-Brûlé serait de nouveau parmi nous ?…

Le comte de Nissac se planta devant Bois-Brûlé et, l’air dur, le regarda droit dans les yeux :

— Qu’avez-vous fait, malheureux ?

Comme son interlocuteur le fixait d’un air ébahi, le comte de Nissac ajouta d’un ton lugubre :

— Le roi vous attend !… Dieu ait pitié de vous !

Le roi, entouré de gentilshommes de son service, fit entrer Bois-Brûlé qui semblait plus mort que vif. D’autant que Louis XIV, d’un geste négligent, lui fit signe d’attendre tandis qu’il signait nombreux papiers.

Au bout de plusieurs minutes, le roi sembla s’étonner. Il signa et leva les yeux vers Bois-Brûlé en disant :

— Ce document vous concerne, monsieur.

Bois-Brûlé déglutit bruyamment et, rassemblant son courage :

— Moi, Sire ?… Mais qu’ai-je donc fait qu’il ne fallait point faire, Votre Majesté ?

Louis XIV sourit en observant le foulard rouge noué avec négligence autour du cou puissant de Bois-Brûlé.

— Rien qui doive vous alarmer, monsieur. Vous me demandez ce que vous avez fait… Une nuit, au Palais-Royal, vous m’avez emporté dans vos bras quand tout ce qui faisait mon enfance s’effondrait autour de moi. Sans doute pensiez-vous ne jamais me revoir mais cela n’a rien ôté à votre gentillesse qui fut extrême… Vos cheveux sont-ils toujours aussi durs sous la paume ?

— J’en ai bien peur, Votre Majesté.

Louis XIV se leva et s’approcha.

— Il en est même quelques gris.

Bois-Brûlé, ravi du tour que prenait la conversation, se détendait tout en s’efforçant de laisser grande distance entre le jeune monarque et lui :

— C’est qu’à servir en les Foulards Rouges, les cheveux blancs viennent plus vite, Majesté.

Louis XIV se tourna vers un secrétaire qui scellait un acte. Sous le regard impatient du roi et celui, curieux, de Bois-Brûlé, l’homme se hâta et apporta le parchemin.

Le roi le remit avec cérémonie à Bois-Brûlé qui, à tout hasard, s’inclina. Il mit quelques secondes à comprendre les paroles du monarque :

— Votre baronnie sera en Beauce. Vous aurez vastes terres et gentilhommière.

Bois-Brûlé, qui ne comprenait pas, regarda le roi avec stupéfaction mais celui-ci poursuivit, imperturbable :

— Car tel étant notre bon plaisir, nous vous faisons baron, César de Bois-Brûlé.

Le tout nouveau baron, haut d’une toise et large comme une armoire de Vendée, tourna de l’œil et s’effondra aux pieds de Louis XIV qui, fort inquiet, envoya d’urgence quérir des sels.

Lorsque la mince colonne comprenant le comte de Nissac, Mathilde de Santheuil, Sébastien de Frontignac, César de Bois-Brulé, Melchior Le Clair de Lafitte, Anthème Florenty, Maximilien Fervac et Henri de Plessis-Mesnil, marquis de Dautricourt, se profila à l’horizon, les canonniers qui aillaient au combat levèrent la tête.

Comme Nissac, ils étaient presque tous d’anciens Condéens à l’époque où servir dans l’armée du prince, c’était servir le roi et servir la France.

Ils hésitèrent un instant à reconnaître leur chef légendaire disparu au combat depuis trois longues années mais la vue des Foulards Rouges au cou de la plupart des cavaliers et l’incomparable chapeau marine à plumes rouges et blanches de Nissac les grisèrent. Lançant casques et chapeaux en l’air, ou les élevant à la pointe de l’épée dressée vers le ciel d’un bleu azur quand d’autres tiraient au mousquet vers un petit nuage pommelé et d’un blanc de lilas, ils ovationnèrent leur général qui les avait toujours menés à la victoire en se montrant économe de leurs vies.

Une part des acclamations alla aussi, sans doute, à la très jolie femme dont le vent avait remonté la robe, qui portait des bottes rouges et l’épée au côté.

Après ces démonstrations de joie, le comte fit hâter la marche pour placer le pont de Jargeau sous le feu de ses canons car, il ne l’ignorait point, chaque instant comptait.

Là-bas, la situation demeurait incertaine. Arrivant de la rive gauche et menés à bride abattue par le comte de Palluau, deux cents gardes du roi s’étaient rués vers le pont au milieu duquel ils dressèrent solide barricade.

Ce n’était point là luxe superflu car l’ouvrage en cours d’achèvement, l’avant-garde de l’armée de la Fronde, commandée par le duc de Beaufort, déboucha de la rive droite et chargea aussitôt, se reformant pour recommencer à plusieurs reprises.

Les gardes du roi résistèrent admirablement à un adversaire très supérieur en nombre, puis reçurent des renforts, et notamment la redoutable artillerie de Nissac qui, aussitôt mise en batterie, pilonna sans pitié les troupes de Beaufort qui embouteillaient l’entrée du pont sur la rive droite.

Pour la Fronde, ce fut là une très cuisante défaite puisque quatre escadrons de cavalerie furent anéantis, qu’on ramassa de nombreux morts et que les survivants de l’armée frondeuse prirent une fuite sans gloire.

À quelques exceptions près.

En effet, sur la rive droite, une merveilleuse Frondeuse à cheval, distinguant belle cavalière du parti du roi qui caracolait devant les canons à présent silencieux de monsieur de Nissac, tira l’épée.

L’autre ravissante cavalière, depuis la rive gauche, fit de même.

Charlotte de La Ferté-Sheffair, duchesse de Luègue, venait de défier la baronne de Santheuil. Toutes deux ne doutaient point de se revoir un jour, l’épée à la main.

En quoi elles ne se trompaient pas…

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